Paris, je t’aime comme je te déteste

Il est 7h du soir. Je longe les ambassades, les ministères, les rues longues, les jardins fermés du 7e arrondissement de Paris. Les Invalides, la Tour Eiffel, l’Assemblée. Les rues sont vides, seules des ombres entrent furtivement derrière les demeures fortifiées, les policiers sont plus nombreux que les passants et gardent les ponts-levis. Il n’y a personne d’autre que moi. Je suis l’intruse, c’est moi le danger, armée de bombes imaginaires dans ce Paris en état d’urgence, ce Paris des riches et des puissants, ce Paris où je vis, mais où je ne me sens pas chez moi.

Il y a les autres aussi. Les autres arrondissements de Paris, les cinémas, les concerts, la vie, la culture, les hommes qui se tiennent la main au Marais, celles et ceux qui lisent de la poésie dans le métro, les sapeurs de Barbès, les prostituées du Bois de Bologne, pas très loin des plus chics demeures du 16e, les bobos du 11e qui vont au marché, les hordes de touristes vers Notre-Dame, et les familles de Roms, les enfants vous tendent une main vide avant de savoir marcher.

« Paris, on t’aime aussi ». Réponse au spot publicitaire de la Ville de Paris.

Monter à Paris, ce n’est pas simplement changer de localité. C’est aussi monter en « classe » du moins de manière symbolique. Paris est la ville des riches. Ou celle des sans-abri, je ne sais pas vraiment. Cette oscillation entre richesse et pauvreté résume bien ce qu’est cette ville. Paris, ville de la violence, violence sociale, violence quotidienne. Elle vous avale pour vous recracher plus loin, contaminé par les bruits, les odeurs, la foule. Violente je le deviens lorsque, sinuant les rues de Paris, le regard baissé, un casque sur les oreilles pour ne pas entendre les interpellations qui fusent de toutes parts, ceux qui veulent me vendre leurs pacotilles, ceux qui me réclament de l’argent, ceux qui reluquent mon corps. Violence des voitures pressées, des piétons manquant de se faire écraser, des sirènes.

Comment vivre Paris ?

« Having lived in Paris unfits you for living anywhere, including Paris » – Humphrey Bogart dans « Casablanca »

– « Avoir vécu à Paris rend impossible de vivre quelque part, y compris à Paris. »


Car on finit certainement par y prendre goût. L’impression que la ville est une jungle, jungle d’un capitalisme qui se déploie à chaque coin de rue. C’est drôle l’idée que se font les parisiens de la campagne, perçue comme sauvage, arriérée, bestiale. Que n’y a-t-il pas de plus bestial que cette violence quotidienne de la ville maudite ? Le bruit et la fureur, les rats dans les jardins et la pisse sur les murs de Paris, que n’y a-t-il pas de plus bestial ?

« La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s’en exhalait. Frédéric l’aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureux et des émanations intellectuelles. »

Flaubert, L’Education Sentimentale

Les Parisiens des beaux quartiers ont certainement développé des armes d’occultation puissantes pour ne pas voir la misère et la violence dans laquelle ils sont pris et dont ils sont eux-mêmes les acteurs indirects, spectateurs d’une arène digne du Colisée. Ils ferment les yeux depuis la terrasse des Deux Magots.

J’hésite depuis de longs mois sans queue ni tête à écrire cet article. Écrire sur la division entre Paris et la Province, c’est un peu donner raison à tous ces parisiens qui, lors de mon arrivée à Paris, m’ont affirmé qu’il n’y avait que deux réalités : la leur, civilisée et snob, et la mienne. Quand on est provinciale, qu’on vienne de la ville ou de la campagne, du Nord ou du Sud de la France, de Bretagne ou de Corse, cela revient au même. La Province est bien plus mythifiée que Paris, un fourre-tout permettant de juger sans distinction tous ces étrangers. Ne pas leur donner raison.

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« Il va retourner chez lui, là, dans son village là. Tu sais où il habite ? Dans le 7-1.

– t’habite dans le 7-1 ?

– oué

– t’habites en Province ?

– Non (rires)

– Tu es d’où ?

– J’habite en Bourgogne.

– Mec, c’est la Province la Bourgogne.

– La Province c’est le Sud Guignol va, la Province c’est tout ce qu’est à partir de Marseille là non ?

– Oué, et ce qu’est au Nord ça s’appelle comment ?

– ça s’appelle euh.. la Métropole ? (rires) »

Extrait de Mon Roi de Maiwenn

Monter à Paris ! Mais quelle joie ! Telle Frédéric Moreau le héros de L’Education Sentimentale, je « monte » pleine d’ambition, car « ici on vit vraiment », car ici tout se joue. Certaines choses ne changent pas dans cette chère France, au XIXe siècle comme au XXIe siècle. Et comme Frédéric, comme Hemingway, je sillonne les rues de Paris, le Panthéon, le Jardin du Luxembourg, les quais de Seine. Paris, que je t’ai rêvée ! Tu as la consistance des plus beaux romans et ton cœur remâché est une fiction. Frédéric est un romantique. Et moi aussi. L’Education Sentimentale est un roman de l’aller-retour, parce que nul lieu ne comble pleinement, insatisfaction chronique de ceux qui sont étrangers à toutes patries, amants des nuages, des « merveilleux nuages ».

« Des nuages roses, en forme d’écharpe, s’allongeaient au delà des toits ; on commençait à relever les tentes des boutiques ; des tombereaux d’arrosage versaient une pluie sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait des groupes d’hommes causant au milieu du trottoir ; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs. Quelque chose d’énorme s’épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui avait semblé si beau. »

Si Paris rebute, ce n’est pas seulement pour le bruit et la pollution, pour la foule et les embouteillages. Dans l’imaginaire collectif, Paris est aussi le monde des Ulysse, de ceux qui ont quitté leur chez eux de manière presque définitive, des traîtres en quelque sorte, puisqu’ils ont préféré s’exiler loin de leurs racines pour vivre ailleurs, dans un monde qui leur correspondrait mieux. Mais si Paris correspond à tous et à personne, c’est que Paris est anonyme.

Petite rétrospective dans le fil de ma pensée. Une salle de cinéma, le dernier Dolan, « Juste la Fin du Monde ». Ce film ne raconte pas la « montée » à Paris, mais le retour du fils prodigue dans sa Province natale. Ulysse rentre chez lui. « Juste la fin du monde » commence dans l’avion qui quitte Paris. L’avion marque bien cette distance, bien loin des discours de Louis, le trans-classe, qui pour se défendre d’être parti dit « ne pas vivre à l’autre bout du monde quand même ».

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J’ai envie de le frapper. L’écrivain qui conte sa vie aux autres, aux anonymes, alors qu’il est inapte à dire à sa propre famille qu’il va mourir. Ulysse rentre chez lui, mais son cœur est ailleurs, il est nulle part, bercé par les Sirènes, les conteuses de nuages. Paris est une patrie d’adoption qui n’en est pas vraiment une. On ne peut y vivre qu’en apesanteur. Il n’y a que les sans-abri qui prennent racines sur ses trottoirs.

SUZANNE. – Lorsque tu es parti

– je ne me souviens pas de toi –

je ne savais pas que tu partais pour tant de temps‚ je n’ai pas fait attention‚

je ne prenais pas garde‚

et je me suis retrouvée sans rien.

Je t’oubliai assez vite.

J’étais petite‚ jeune‚ ce qu’on dit‚ j’étais petite.

Ce n’est pas bien que tu sois parti‚

parti si longtemps‚

ce n’est pas bien et ce n’est pas bien pour moi

et ce n’est pas bien pour elle

(elle ne te le dira pas)

et ce n’est pas bien encore‚ d’une certaine manière‚

pour eux‚ Antoine et Catherine.

Mais aussi

– je ne crois pas que je me trompe –‚

mais aussi ce ne doit pas‚ ça n’a pas dû‚ ce ne doit pas être bien pour toi non plus‚

pour toi aussi.

Tu as dû‚ parfois‚

même si tu ne l’avoues pas, jamais‚

même si tu ne devais jamais l’avouer

– et il s’agit bien d’aveu –

tu as dû parfois‚ toi aussi

(ce que je dis)

toi aussi‚

tu as dû parfois avoir besoin de nous et regretter de ne pouvoir nous le dire.

Ou‚ plus habilement

– je pense que tu es un homme habile‚ un homme qu’on pourrait qualifier d’habile‚ un homme « plein d’une certaine habileté » –

ou plus habilement encore‚ tu as dû parfois regretter de ne pouvoir nous faire sentir ce besoin de nous

et nous obliger‚ de nous-mêmes‚ à nous inquiéter de toi.

Louis est un trans-classe je disais. Il y en aurait des choses à dire sur ces « rescapés » de la misère des campagnes profondes. C’est drôle cette fascination qu’ils provoquent chez ceux qui sont nés avec une petite cuillère en argent dans la bouche. Peu importe leur succès à ceux-là, ils feront au mieux aussi bien que leurs parents, et n’en tireront aucun mérite puisque c’est dans le cours des choses après tout. Le trans-classe au contraire, voilà un homme qui défit les lois de la pesanteur et qui redonne un peu de vigueur à notre très chère méritocratie ! Fascination je disais, il n’y a qu’à voir les ventes des romans d’Edouard Louis. Mais qu’est-il le trans-classe, sinon un social traître, qui a trahi ses proches pour voir si l’herbe était plus verte ailleurs ? Je me sens traître aussi, mais je n’ai pas voulu choisir mon camp, je soigne autant que possible l’art des allers-retours.

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Je vise à maîtriser l’art de la marginalité. Non pas la marginalité de ceux qui sont exclus de tous les lieux, rejetés dans les limbes de leur non-existence. La marginalité de ceux qui font le grand écart entre des mondes qui ne se ressemblent pas. La marginalité de ceux qui refusent les étiquettes. Être une provinciale à Paris et une parisienne en Province.

Je me déteste d’écrire ainsi mes malaises. Française en France, je n’appartiens pas à une diaspora, je ne suis pas non plus une trans-classe. Parfois j’ai juste peur d’oublier de rentrer, et, après 20 ans à broyer du noir dans cette ville qui me broie, je ne reconnaîtrai plus les lieux de ma jeunesse et les lieux ne me reconnaîtront plus. Les univers se seront clos autour de moi, Parisienne parmi les Parisiens. Le dialogue se sera rompu, comme pour ces dirigeants planqués derrière les grilles forgées du 7e, parlant de populisme, de provincialisme, pour caricaturer ceux qui les effraient, ceux qui grondent lorsque leurs discours prétendent incarner la France.

Marie-Lou Reymondon.


Le Gorafi

« À Paris depuis fin août pour ses études de droit, Blanche, 24 ans, a surpris son entourage, lorsqu‘elle est rentrée chez elle en Bretagne, quand elle les a surnommés « les provinciaux ». Reportage.

 

Comme tous les mois, Blanche est revenue chez elle le temps d’un week-end pour retrouver sa famille et ses amis, qui n’ont pas manqué de constater un changement de comportement chez la jeune fille : « Elle a râlé comme jamais parce qu’aucun taxi n’était présent devant la gare, alors qu’on habite une commune de seulement 3 000 habitants » déplore son père. Sa mère renchérit : « Avant de rentrer à la maison, elle est allée se plaindre auprès de la mairie pour protester contre l’absence de métro ou d’un tramway. Elle sait pourtant que la ville se traverse en seulement 10 minutes à vélo ».

Le soir, après un dîner dans l’unique restaurant de la commune, où Blanche semblait très nerveuse face aux sourires et autres marques de politesse des serveurs, elle est partie rejoindre ses amis au bistrot de la gare. « On ne l’a pas reconnue. À peine arrivée, elle a fait la bise à un pilier de bar qui fumait sa clope devant en pensant que c’était un videur » nous raconte Marine, sa copine d’enfance. Mais le pire était encore à venir. En s’approchant de la table où ses amis l’attendaient avec impatience, Blanche décide de ne pas perdre son temps à faire la bise à chacun, mais de leur lancer un simple : « Salut les provinciaux ! » accompagné d’un geste de la main, laissant tout le monde sans voix. « Perso, ce qui m’a le plus choqué, c’est quand elle est allée demander au serveur un « Sex on the beach ». Le pauvre, il n’a absolument rien compris et s’est fatigué à lui expliquer qu’ici ils ne servaient que de la bière et du vin » confie Marco, encore chamboulé par l’état dans lequel il a retrouvé son amie.

Revenue à Paris, Blanche ne regrette rien de ce retour aux sources : « Malgré leur côté rustre et primaire, les provinciaux m’attendrissent. Je retournerai sans aucun doute leur rendre visite: ce sont eux qui m’ont élevée et avec qui j’ai grandi. Si ce n’est par amour, au moins par altruisme, car il est de notre devoir de leur apporter un peu de notre civilisation. J’ai déjà fait encadrer un ticket de RER pour ma mère, et je compte ramener un flacon rempli de particules fines pour mon père ». »

Crédits images :

Photos @Marie-Lou Reymondon

Film « Mon Roi », Maïwenn, 2015

Film « Juste la fin du monde », Xavier Dolan, 2016

Bonus :

L’Education Sentimentale, Flaubert

Le héros de ce livre, un matin d’octobre, arriva a Paris avec un cœur de dix-huit ans et un diplôme de bachelier ès lettres.

Il fit son entrée dans cette capitale du monde civilisé par la porte Saint-Denis, dont il put admirer la belle architecture (…)

Ne sachant que faire les premiers jours, il rôdait dans les rues, sur les places, dans les jardins ; il allait aux Tuileries, au Luxembourg ; il s’asseyait sur un banc et regardait les enfants jouer ou bien les cygnes glisser sur l’eau. Il visita le Jardin des Plantes et donna à manger à l’ours Martin, il se promena dans le Palais Royal et entendit le coup de pistolet qui part à midi, il regardait les devantures des boutiques de nouveautés et des marchands d’estampes, il admirait le gaz et les affiches.

Le soir, il allait sur les boulevards pour voir les catins, ce qui l’amusa beaucoup les premiers jours, car il n’y avait rien de pareil dans sa province.(…)

Il montait sur les tours des églises et restait longtemps appuyé sur les balustrades de pierre qui les couronnent, contemplant les toits des maisons, la fumée des cheminées, et, en bas, les hommes tout petits qui rampent comme des mouches sur le pavé. Il se faisait transporter en omnibus d’un quartier de Paris à l’autre, et il regardait toutes les figures que l’on prenait et qu’on laissait en route, établissant entre elles des rapprochements et des antithèses.

Il entrait dans un café et restait une heure entière à lire la même ligne d’un journal. (…)

Mais à chaque joie qu’il rêvait, une douleur nouvelle s’ouvrait dans son âme, comme pour expier de suite les plaisirs fugitifs de son imagination.

Etourdi du bruit des rues et de toute cette cohue d’hommes qui s’agitait autour de lui sans qu’il participât à ces actions et à ces mouvements passionnés, il s’éprenait tout à coup de désirs paisibles, souhaitait vivre loin de tout cela, à cent lieues d’une ville, dans quelque petit village ignoré, assis au revers d’un coteau, à l’ombre des chênes, pour y exister et y mourir plus inconnu que le plus humble des mortels.

À quoi pensait-il ?

À son enfance, à son pays, au jardin de son père.

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