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Comment former les enseignants à l’égalité filles-garçons ? Entretien avec Muriel Salle

Muriel Salle est Maîtresse de conférence à l’ESPE (Ecole Supérieure du Professorat et de l’éducation) où elle forme les futurs professeurs des écoles, de collège et de lycée à l’égalité filles-garçons.

Elle a réalisé une thèse en histoire de la médecine du XIXème siècle, en s’intéressant notamment à l’« hermaphrodisme » (réfère à l’intersexualité au XIXème siècle). Après avoir rencontré Michelle Zancarini-Fournel, historienne des femmes et représentante du courant de l’histoire des femmes à la fin des années 1970, Muriel Salle s’intéresse aux études de genre et à la sociologie de l’éducation. Elle se décrit aujourd’hui moins comme une historienne que comme une spécialiste des études de genre.

Scarlet : Sur la forme, quel est le volume horaire consacré à l’enseignement de l’égalité filles-garçons dans la formation du corps enseignant ? Quelle place cela prend dans leur cursus ?

L’institution ne nous facilite pas la vie. Le problème majeur étant le volume horaire consacré à ces questions-là. Sur une formation de 2 ans au niveau master, seulement 12heures sont consacrées à l’égalité entre les filles et les garçons. Et j’irai un peu plus loin : 12h organisées en trois matinées de 4 heures, sur 3 semaines. Ce serait tout à fait autre chose d’avoir 6 interventions de 2 heures, tous les 15 jours. Parce que là ils prennent tout dans la figure, ils n’ont pas le temps de digérer. Parfois on en recroisent dans les couloirs 3 mois plus tard, qui disent « au fait j’ai réfléchi… », et on engage une conversation dans le couloir alors que c’est là qu’il faudrait venir en remettre une couche. Donc que ce soit sur le volume horaire ou la façon dont le dispositif est pensé… il y a beaucoup de choses à améliorer.

La plupart des futurs enseignant.es ont probablement une image de l’institution « égalitaire ». Comment abordez-vous dès lors l’égalité filles-garçons comme un enjeu actuel à l’école ?

Muriel Salle : Ce sont effectivement des personnes qui pensent qu’elles sont dans une institution égalitaire pour ce qui est des questions de filles-garçons, des questions de genre. Il y a une idée qui a commencé à pas mal se diffuser qui est que l’école française est inégalitaire en termes de classes sociales. Les enseignants sont conscients aujourd’hui que le destin scolaire des enfants est fortement impacté par leur origine sociale. Sur les questions d’égalité filles-garçons, c’est une autre paire de manches. Après il y a des profils très différents dans nos professeurs des écoles, et heureusement. Il y a trois profils qui se distinguent :

Il y a les « jeunes femmes » qui sortent de leur cursus premier cycle, qui ont fait une licence en sciences de l’éducation, en sciences du langage… Elles ont toutes voulu être « instit’ » et ont une appétence pour la petite enfance en général, parce qu’elles ont une socialisation féminine très classique. Quand elles arrivent en formation, soit elles tombent vraiment de la Lune et elles résistent parce que ça ébranle à titre individuel de réfléchir sur ces questions-là, soit au contraire c’est la révolution.

Il y a un deuxième profil, qui est de plus en plus courant, qui présente d’autres difficultés, ce sont les gens qui sont en reconversion. Il y a un peu d’hommes, un peu plus que dans le premier profil – parce que professeur des écoles c’est rarement une carrière dans laquelle on s’engage d’emblée quand on est un homme, c’est plutôt minoritaire. La reconversion donne des profils qui sont extrêmement contrastés. Certains se reconvertissent parce que leur première carrière leur paraît manquer de sens, et j’ai rencontré beaucoup de gens comme ça. Généralement ce sont des gens qui sont militants, qui sont dans une critique du système capitaliste et qui veulent donner du sens à leur métier. Donc ils ont un vrai intérêt pour les pédagogies alternatives et sont très ouverts aux questions d’égalité filles-garçons.

certificate ofEt après il y a un autre profil de personnes qui se reconvertissent, dans lequel il y a beaucoup de femmes, qui arrivent avec un imaginaire du métier selon lequel c’est un métier compatible avec une vie de famille, un métier qui va leur simplifier la vie en termes d’articulation des temps de vie. Donc comme les toutes premières, les jeunes qui arrivent, elles ont une socialisation féminine classique : elles considèrent que leur rôle professionnel doit être compatible avec leur rôle social, et que c’est à elles d’assumer ces tâches-là. Donc 1/ elles déchantent, parce que quand on est professeur des écoles, on n’est pas à 16h30 à la maison avec ses enfants, on n’a pas 2 mois de vacances et 15 jours toutes les 7 semaines à rien faire, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Quand elles arrivent avec ce bagage de « je suis une femme, j’ai un rôle social spécifique » et qu’on leur dit que, non seulement ça pourrait être différent, mais surtout qu’elles ont vocation à former et à dire à leurs élèves que les identités de genre et les rôles sociaux de sexe sont beaucoup plus diversifiés que ça, elles sont un peu à la peine. Les réceptions peuvent être très diverses.

Donc on est sur un terrain qui n’est pas du tout homogène, et ça créé parfois des difficultés. D’un autre côté, ça veut dire qu’il y a des leviers, des points d’appui dans un groupe. Il y a toujours quelqu’un pour dire : « mais sérieusement, tu ne vois pas le problème ? ». Quand c’est en horizontalité c’est toujours plus efficace que quand ça arrive d’en haut.

 

De manière très concrète, comment enseigne-t-on l’égalité filles-garçons aux futurs enseignants ? Quelles activités peut-on mettre en place avec des enfants pour enseigner l’égalité filles-garçons ?

Alors, là aussi, il faut bien mesurer qu’on est dans le cadre d’une formation des enseignants dont les contours sont définis de manière centralisée par un ministère. Ce sont des métiers très réglementés. Donc on commence déjà par dire quelles sont les injonctions légales et réglementaires en matière d’égalité filles-garçons à l’école. Concrètement, on donne aux enseignants tous les textes de loi, Code de l’éducation etc. Là on porte simplement dans un discours très descendant, très normatif, mais c’est une obligation légale parce qu’on prépare des gens à devenir fonctionnaires d’Etat et ça implique des choses particulières en termes d’identité professionnelle. Ensuite, on donne des bases, en insistant sur le fait que les rôles sociaux des filles et des garçons sont le résultat – j’y tiens beaucoup – d’apprentissages, de compétences acquises, et pas de qualités innées. Donc il faut expliquer ce qu’est la socialisation différenciée. Et c’est un énorme travail, parce que pour beaucoup de gens les réalités biologiques expliquent l’organisation sociale… On est dans un monde où ces idées-là sont très répandues et actives : les femmes sont équipées biologiquement pour porter les enfants, « il va de soi » qu’elles sont compétentes, non seulement pour les porter, les mettre au monde, mais évidemment pour les éduquer. On est vraiment dans une perspective très naturaliste. C’est quelque chose qui m’étonne beaucoup parce que je pensais que c’était une pensée  du 19ème siècle. Ce sont les mêmes mécanismes, sauf que maintenant on nous parle de neuro-sciences ou d’endocrinologie, d’hormones, là où on nous parlait de cerveau au 19ème.

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Et puis après il y a un 3ème volet de la formation sur les 4 heures restantes, où on doit aller dans le concret de la pratique de classe. Là c’est pareil, 4h c’est très court. Il faut d’abord interroger la posture pédagogique de l’enseignant, donc comment je donne la parole aux filles, aux garçons. On sait que quantitativement les filles et les garçons n’ont pas la parole de la même façon, on sait que qualitativement non plus bien entendu. On essaie d’expliquer à l’enseignant que dans toutes ses attitudes, il y a ce qu’on appelle du curriculum caché, c‘est-à-dire qu’il envoie des messages aux filles sur ce que c’est qu’être une fille conforme aux normes de genre, et inversement, qu’il apprend aussi aux garçons à être de « bons » garçons en conformité avec les normes de genre. Puis il y a une deuxième partie sur les contenus de l’enseignement. Je suis convaincue que pour faire évoluer les choses en matière d’éducation, il faut mener ce qu’on appelle une approche intégrée, c’est-à-dire qu’il faut complètement changer ses manières d’enseigner, en étant non pas dans une visibilisation des femmes, mais dans une parité. Faire un chapitre sur l’histoire des femmes, un chapitre sur une autrice en littérature de jeunesse et un chapitre sur une mathématicienne, ça ne sert à rien du tout. Donc il y a un énorme travail de fond à faire. Parce que pour beaucoup, quand on demande à des professeurs des écoles de citer des femmes en littérature, une fois qu’ils ont cité Georges Sand, grosso mode ils ont fait le tour –  et une mathématicienne alors là on n’en parle même pas – donc là il y a un énorme travail d’information des enseignants.

Ensuite, il faut les faire réfléchir sur les stéréotypes liés aux disciplines : les disciplines littéraires ce sont des trucs de filles, et les disciplines scientifiques, ce sont des trucs de garçons. Il faut leur montrer que ces stéréotypes existent, que les élèves les ont acquis en dehors de la sphère scolaire, et que ces stéréotypes sont activés de manière plus ou moins active dans la sphère scolaire. Là il y a un gros travail à faire sur les manuels scolaires, parce qu’il y a beaucoup d’infra-texte – les petites images en marge d’un exercice de mathématiques, les codes couleurs, les personnages mis en scène dans un manuel d’apprentissage de la lecture, la répartition des rôles etc. Il y a un travail intéressant qui a été fait récemment[1], où on voit que le petit garçon est toujours actif, il prend les décisions, il initie les actions, et que la fille derrière est en faire valoir. Donc il faut leur faire prendre conscience de cela aussi.

Et puis après tout ça, il faut leur dire que, dans la façon dont ils présentent les choses à leurs élèves, ce qu’on appelle l’habillage de la tâche, ils peuvent activer ou non ces stéréotypes. Par exemple on sait que si on dit « ceci est un problème de « mathématiques », ou de « géométrie », ce sont des termes qui sont susceptibles de susciter des stress différenciés chez les filles et les garçons, parce que les filles ont intégré qu’elles étaient moins performantes que les garçons. Une collègue de psychologie a montré que si on dit par exemple « aujourd’hui on va résoudre des énigmes mathématiques » plutôt que « résoudre des problèmes mathématiques », et qu’elle formule les choses sur un mode plus littéraire, par exemple c’est Shérazade qui présente l’énigme mathématique, on voit que certaines filles performent mieux. Et c’est pourtant le même exercice que quand c’est présenté de manière très stricte comme un exercice ce maths. C’est la même chose en EPS par exemple. Si on fait faire un « parcours de motricité » et pas un « parcours du combattant », et bien les filles s’investissent dans la tâche de manière à pouvoir réussir alors qu’elles s’auto-censurent quand on dit « parcours du combattant ». Et ça marche aussi à l’inverse : quand on dit « écrit d’imagination » ou « poésie », les garçons, pour des raisons de socialisation différenciée, ne s’investissent pas dans la tâche, parce que la poésie, les sentiments, l’imaginaire, « c’est des trucs de filles ».

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Donc c’est énorme comme programme, parce qu’il y a du savoir-être, des contenus disciplinaires, de la culture, et des dispositifs pédagogiques à mettre en œuvre : une vigilance par rapport à la gestion de l’espace dans la cour de récré etc. Honnêtement, il y a de quoi faire un semestre entier d’enseignement. Tout ça ne rentre évidemment pas en 4 heures, mais on leur donne envie de s’y intéresser, enfin on essaie.

Donc on imagine que la question de l’intersectionnalité rentre encore moins dans les 4 heures ?

Alors là même pas en rêve…

Nous avions lu un article américain, qui disait que les jeunes femmes noires étaient d’autant plus la cible de punitions [2]. Comment arrive-t-on en France à déconstruire ces représentations, à faire passer ce message aux enseignants et professeurs des écoles ?

Alors ça c’est impossible à faire passer… Alors moi j’en parle de ça, parce que j’explique ce que c’est que la menace du stéréotype. Et j’explique que ces concepts-là ont été découverts par des psychologues sociaux à la fin des années 1990 aux Etats-Unis, et qu’ils portaient sur les populations afro-américaines. J’évoque la question des personnes racisées, mais je le fait par ce biais-là.

Après… arriver à faire réfléchir les enseignants en formation sur l’articulation sexe/race/classe, c’est honnêtement très difficile à faire pour des raisons pratiques, comme on l’a dit à l’instant, mais aussi parce qu’en France on est très rétifs à cette façon de comprendre les choses. La première chose qu’on fait quand on forme les professeurs des écoles, c’est leur apprendre les valeurs de la République. La première des valeurs de la République, c’est l’universalité. L’universalité, elle est difficilement compatible avec une compréhension des phénomènes sociaux en termes d’intersectionnalité. Donc ils sont presque formatés pour être aveuglés à ça. Et c’est difficile de faire passer ces idées-là.

En partant du fait que beaucoup sont déjà militants sur les variables de classe et d’inégalité sociale, n’y aurait-il pas la possibilité de partir de là pour aller vers les inégalités de genre et ouvrir une approche plurielle ?

Pour ceux qui sont militants sur ces questions-là, effectivement, c’est une bonne manière de prendre les choses, de partir d’inégalités sociales ou économiques par exemple. Sauf que, le parallélisme a cette limite-là, qui est la compréhension naturaliste des situations des femmes. Par exemple, plus personne n’adhère à l’idée qu’il y ait des spécificités biologiques aux pauvres – c’est une vraie spécificité du 19ème siècle, qui est complètement tombée en désuétude. Mais dans le cas du prisme femmes/hommes, la limite c’est qu’on touche à des différences qui sont inscrites dans les corps. Et on a du mal à les amener vers une compréhension des choses en termes de genre. D’abord parce que c’est un concept compliqué et il faut une vraie culture scientifique pour arriver à comprendre ce que c’est le genre, autrement que juste « c’est du sexe social ». La plupart du temps, les étudiants ne sont pas suffisamment outillés intellectuellement pour aller jusqu’à ce degré-là de déconstruction. Donc sur ça, ça coince, malheureusement.

Il y a beaucoup d’attaques envers les féministes du fait de l’utilisation de ce terme de « genre », qui fonde toute la théorie féministe. Peut-on dire aujourd’hui que le genre a tué le sexe ?

Je ne pense pas une seule seconde. Pour faire le lien avec la formation des enseignants, on ne dit plus « genre » dans la formation. Quand j’ai été recrutée en 2010, l’enseignement s’intitulait « Questions de genre et d’éducation ». Depuis la séquence 2011-2013, la controverse sur la manif dite « Manif pour tous » et le renoncement, la démission du Ministère de l’Education Nationale, en la personne de Benoît Hamon, autour des ABCD de l’Egalité, on ne dit plus « genre », on dit « Culture de l’égalité filles-garçons ». Je commence tous mes cours avec mes profs des écoles en distant « voilà pourquoi je ne vais pas vous parler de « culture de l’égalité filles-garçons » ». Donc je leur explique pourquoi. Parce que d’abord « culture » : qu’est-ce que ça veut dire la culture, et pourquoi je pense que ça donne le sentiment que l’égalité femmes-hommes est un acquis qui est davantage avancé dans certaines cultures plutôt que dans d’autres – beaucoup de gens pensent que la culture occidentale est compatible avec le féminisme, et les autres cultures ne le sont pas. Donc déjà je mets les pieds dans le plat là-dessus. Et puis après « égalité filles-garçons », je leur dis pourquoi c’est compliqué, parce que pour moi ces catégories-là ce sont des catégories construites, qui ne sont pas des catégories biologiques et que quand on ne fait que les énoncer comme ça et qu’en plus on consacre le principe de la bicatégorisation, ça m’embête. Du coup je leur dis que, pour penser les choses autrement, il faudrait utiliser un autre concept, qui est le concept de genre, j’en donne une définition à minima, donc je dis « rupture avec la vision essentialiste de différences entre les filles et les garçons », « articulation avec d’autres rapports de domination » et « hiérarchie ».

Mais dans mon institution, le genre n’a pas du tout tué le sexe : on revient quand même toujours à ce socle qui est qu’il y a des différences biologiques etc. Après je pense que votre question rend compte du fait que vous avez peut-être une culture scientifique « importante » sur ces sujets-là. Je pense que ce sont des débats qui n’ont pas du tout pénétré le grand public.

Par exemple, je vais vous le dire très simplement, ce sont des choses qui finissent par me gêner. Je le vois dans des Master « Genre » où j’ai des étudiantes et des étudiants qui sont très militants et très outillés théoriquement, à fond dans le genre et la déconstruction. Ce sont des gens avec qui c’est passionnant de travailler en tant qu’universitaire, mais moi je m’interroge sur l’efficacité politique de ces gens. Parce que quand ils vont faire des stages sur le terrain, et qu’ils commencent à parler de fluidité, au mieux les gens les regardent en disant « il est un peu loufoque », au pire ils se disent « c’est n’importe quoi, encore les lobbys LGBTQI+… ». Ca suscite des réactions extrêmement violentes. Donc là je pense qu’il y a une espèce de rupture très forte entre des mondes, entre un monde universitaire où peut-être, oui, le genre a tué le sexe, et un autre monde où quand même, le sexe reste la matrice de compréhension des rapports sociaux. On bute encore sur la question du corps, et je cherche encore la réponse qui permettrait de convaincre des gens qui n’ont pas tout un outillage théorique compliqué qu’avoir un utérus et la capacité de la maternité ça ne suffit pas à justifier d’une appétence ou de compétences pour la petite enfance par exemple. Je n’arrive pas à trouver un argument simple pour convaincre les gens de renoncer à ça.

Entretien réalisé par Sophie Bianco et Clara Griolet.

Notes & sources :

[1] Centre Hubertine-Auclert, « Manuels de lecture du CP : et si on apprenait l’égalité ? étude des représentations sexuées et sexistes dans les manuels de lecture du CP », 2015.

[2] National Women’s Law Center, « Stopping School Pushout for: Girls of Color », 17 avril 2017.

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