Faut-il supprimer la clause de conscience en médecine ?

En juillet dernier, le Conseil National de l’Ordre des pharmaciens a proposé un projet de clause de conscience, à rajouter au code de déontologie des pharmaciens, stipulant que « le pharmacien peut refuser d’effectuer un acte pharmaceutique susceptible d’attenter à la vie humaine »[1] Donc : il aurait été légal pour un pharmacien de refuser de délivrer certains types de contraception, comme par exemple les contraceptions d’urgence, mais aussi les stérilets (voire pourquoi pas la pilule, les implants, les préservatifs). Face à la mobilisation sur Twitter, à une pétition sur Change, et à l’intervention bienvenue de Laurence Rossignol, ce projet a finalement été définitivement abandonné le 6 septembre dernier.

Le droit d’avoir une conscience ?

La justification avancée pour cette clause de conscience était que les pharmaciens, comme tous les autres professionnels de la santé, avaient eux aussi un « droit à la conscience », c’est-à-dire de pouvoir exercer leur métier dans le respect de leur conscience personnelle, éthique ou religieuse. La convoitée clause de conscience des professionnels de santé autorise en effet les médecins à refuser un acte médical pourtant autorisé par la loi, au motif que cela contreviendrait à des convictions personnelles. Les limites sont que le médecin ne doit pas user de cette clause en cas d’urgence vitale (impossible de refuser de soigner un AVC, par exemple), et qu’il doit systématiquement diriger le patient vers un autre médecin capable de répondre à sa demande

Les femmes, premières touchées par la clause de conscience

Dans les faits, on voit bien peu de médecins refuser de soigner un rhume, une otite, une angine, qui ne sont pourtant pas des urgences vitales, au motif que cela heurterait leurs convictions. Ce qui pose problème c’est avant tout ce qui concerne majoritairement les femmes : l’avortement et la contraception. La clause de conscience pose donc un premier problème : si ses principales « victimes » sont des femmes, n’y a-t-il pas contradiction avec le principe de non-discrimination du code de déontologie médicale, selon lequel le médecin doit traiter tous ses patients à égalité (sans discrimination aucune d’ « origine », de « moeurs », d’ « ethnie »… et devrait-on rajouter «de genre » – on s’étonne de l’absence de cette précision dans le texte du code de déontologie) ?

Quelle conscience ?

Reprenons la si bien inspirée formulation du projet de clause de conscience des pharmaciens : refuser de pratiquer un acte «  susceptible d’attenter à la vie humaine ».  Ce concept d’ « attentat à la vie humaine » rappelle les discours religieux bien rodés autour du respect de la vie sous toutes ses formes (et notamment celle qui autorise à contrevenir aux droits des femmes sur leurs corps). Quand on parle de conscience, on parle donc avant tout de conscience religieuse ou spirituelle. On peut prendre l’exemple des catholiques pratiquants, particulièrement bien représentés dans la fonction médicale. Ces questions de conscience sont fréquemment posées et les catholiques se retrouvent dans des associations, comme l’ACIMPS (Association Catholique des Infirmières, Médecins et Professionnels de Santé)[2] qui leur permettent d’en discuter. La doctrine officielle de l’Eglise catholique, en contradiction avec les droits accordés aux femmes dans les pays occidentaux, conseille ainsi aux médecins pratiquants d’objecter de leur conscience.  La clause, c’est donc ce qui permet l’intrusion de considérations religieuses dans la relation de soin, ce qui implique qu’il peut être légitime pour un soignant de considérer qu’une pilule « attente à la vie humaine ».

Le droit à la conscience face aux droits des femmes

Il n’y a pas d’urgence vitale dans un avortement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’urgence : 14 semaines de délai passent vite, surtout quand on est en état de détresse émotionnelle. Dans les faits, la clause de conscience est ce qui impose un parcours du combattant aux femmes souhaitant avorter, particulièrement dans les zones de désert médical. C’est ce qui rend possible qu’une femme puisse ne pas réussir à avorter par « manque de chance », en tombant sur les « mauvais » médecins…  
Cela complique singulièrement la vie sexuelle et contraceptive des femmes, déjà confrontées largement au jugement et au paternalisme du corps médical. On peut supposer que la clause de conscience, qui entérine le fait que le soignant puisse avoir un avis, ne fait rien pour arranger les choses, et que les femmes cherchant assistance et écoute devront parfois avoir à chercher longtemps…
La clause de conscience est aussi, il faut le souligner, la porte ouverte à toutes les dérives : on ne compte pas les médecins refusant de pratiquer un acte en évoquant cette clause, sans diriger la femme vers un autre praticien. C’est par exemple le cas pour l’avortement, mais aussi pour la stérilisation volontaire, pour laquelle les femmes jugées « inaptes » essuient refus sur refus.

Pourquoi invoque-t-on toujours sa conscience quand il s’agit des femmes ?

Le fait que ce soit avant tout des actes de médecine féminine qui posent problème n’est ni un hasard, ni anodin. Pourquoi la fécondité et la sexualité des femmes font-elles partie des sujets les plus polémiques ? Selon moi, cela tient d’une construction sociale (et non pas d’une quelconque nature intrinsèquement polémique de ces sujets), révélatrice de la condition dominée des femmes. Si l’on continue à se battre aujourd’hui autour de ces sujets, on pourrait supposer que c’est parce que la société s’est de longue date et constamment battue pour maîtriser et encadrer la fécondité féminine, considérée comme dangereuse et incontrôlable. L’anthropologue Paola Tabet en fait la démonstration dans Fécondité naturelle et reproduction forcée, où elle compare différentes cultures et ethnies, des Eskimos aux Gandas en passant par les Lebensborn nazis : la constante est que des rituels sont imposés pour maîtriser la fécondité et la sexualité des femmes (par exemple mariage, apprentissage du coït, surveillance sociale autour de la fécondation, la grossesse, l’accouchement). Tabet parle d’ « organisation sociale de la fécondité ». La conséquence est que la fécondité des femmes est une affaire publique, l’affaire de la société dans son ensemble, une affaire où tout le monde a le droit à sa conscience… et donc le droit de donner son avis.

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Les médecins ont-ils plus le droit à la conscience que les pharmaciens ?

Les pharmaciens ont vu leur demande de clause de conscience rejetée, la mobilisation sur les réseaux sociaux (#macontraceptionmondroit) dénonçant une « régression » et une ingérence des pharmaciens dans la vie privée des femmes. On peut alors se demander pourquoi cette ingérence n’est pas dénoncée dans le cas de tous les professionnels de santé, et notamment des médecins. La réponse apparaît évidente, car le médecin, en particulier spécialiste, dispose d’un pouvoir, d’une autorité et d’une aura de prestige dont ne dispose pas le pharmacien (si on se réfère notamment aux modes d’orientation très sélectifs dans les facultés de médecine, à la fin de la première année, puis à la fin de l’internat lors du choix des spécialités). Même les médecins les plus favorables à une médecine soucieuse du droit des patients, comme Martin Winckler qui tient un blog militant notamment contre les violences médicales faites aux femmes, sont en faveur d’un maintien de la clause de conscience. Cela est symptomatique du fait qu’en France, la sacro-sainte autorité des médecins n’est pas prête d’être remise en cause…

Emma T.

Notes :

[1] : Notons bien d’ailleurs le manque total de neutralité de la formulation :  il est évident qu’un pharmacien n’a pas pour mission d’ « attenter à la vie humaine »… C’est donc une référence implicite à certaines méthodes contraceptives que l’on juge alors susceptibles d’une telle chose.

[2] : La doctrine officielle de l’Église catholique, en contradiction avec les droits accordés aux femmes dans les pays occidentaux, conseille ainsi aux médecins pratiquants d’objecter de leur conscience. En 2000, l’Académie pontificale pour la Vie appelle par exemple dans un communiqué à faire acte d’objection de conscience morale contre la pilule du lendemain, considérée comme une forme d’agression à l’égard de l’embryon humain.

Crédits :

Wikimédia Commons

RTL

Cabu, Le Monde libertaire

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