Tout quitter pour vivre à Notre-Dame-des-Landes

Loin d’être un repère de marginaux inadaptés à la société et de réfractaires au « progrès économique », la Zad (Zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes m’est plutôt apparue comme le laboratoire d’une nouvelle société, la société de demain.

La Zad : le « Laboratoire du futur » ?

Une des plaisanteries courantes des « zadistes » et de leurs sympathisants est de détacher leur ceinture de sécurité en entrant « sur Zone » en voiture et de la rattacher en sortant. Ils soulignent par là leur entrée en un lieu particulier, un lieu qui ne respecte pas les mêmes lois que le reste de la société. Ici, les flics n’osent pas venir faire de contrôles. La végétation envahit les fossés. Femmes et hommes peuvent se promener torses-nus sans être arrêtés pour exhibitionnisme. Les gens se saluent dans la rue. Chacun cultive son jardin. Et le partage avec les autres. Les vélos sillonnent la campagne. Les vaches sont cornues et de toutes les couleurs. Barricadier est une profession reconnue. Les vêtements sont gratuits dans les « free-shops »… Foucault nommerait ce lieu « hétérotopie »,  un lieu qui ne respecte pas les mêmes règles mais qui est physiquement interne à la société, contrairement à l’utopie qui reste du domaine de l’imaginaire. Un lieu est une hétérotopie au sens foucaldien s’il remplit une fonction particulière dans la société où il se trouve. Selon moi, la fonction remplie par la Zad dépasse l’objectif initial d’empêcher la construction du nouvel aéroport de Notre-Dame-des-Landes. D’ailleurs, les zadistes combattent non seulement l’aéroport, mais aussi « son monde ». Ce lieu est pour moi un véritable laboratoire où l’on expérimente les innovations de la société. Se rendre à Notre-Dame-des-Landes, c’est un peu comme faire un voyage dans le futur : on y parle anti-spécisme, « décapitalisme », anti-agisme , féminisme, véganisme, poly-amour, écologie, permaculture, démocratie participative… Et surtout on met en pratique.

Ici, les gens débattent au cours de réunions ayant pour but d’organiser le mouvement de résistance ou la vie des habitants de la Zad. Ils prennent la parole à tour de rôle, sans se couper. De l’extérieur, c’est assez impressionnant, et ces assemblées générales semblent bien plus efficaces que celles du mouvement Nuit Debout de la place de la République. Les zadistes m’ont avoué avoir appris avec le temps à débattre ensemble, à s’accorder un droit de réponse rapide, à couper court à un discussion lorsque celle-ci tourne en rond pour demander une prise de décision finale. On débat de tous les sujets, du plus politique au plus pratique : la position à adopter face aux patriotes bretons, le droit de boire sa bière en AG, une levée de fond pour Radio Klaxon, l’organisation de la bibliothèque, d’un week-end de ramassage des patates, d’un autre pour échafauder la résistance au cas où la police débarque.

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Décapitalisme et féminisme

Les zadistes racontent leur résistance, le Barrage de Sivens, la destruction du mur entourant la zone du projet d’enfouissement nucléaire de Bure – ils en ont ramené des bouts, comme à Berlin – la Vélo-Tracto manif lors de la COP 21 – grand pique-nique devant Versailles – et plus lointain encore, leurs souvenirs d’étudiants engagés contre le projet CPE. Mais défendre la Zone ce n’est pas seulement manifester. C’est aussi cultiver la terre, élever les abeilles, traire les vaches, faire le pain, refaire un dôme (clin d’œil au référendum) en terre-paille pour abriter les réunions, reconstruire les maisons, accueillir les visiteurs, leur offrir à manger. C’est aussi proposer un autre modèle de société, un savant mélange entre un attachement féroce aux libertés individuelles et une solidarité à toute épreuve. Les zadistes ne vivent pas en « communauté », ça sonne trop communiste pour eux. Chacun est libre de travailler ou non, de partir ou non. Ils vivent en collectif. Sur la Zad on refuse le travail salarié, on refuse le marché. Mais on travaille quand même, dans une ambiance « colonie de vacances », ensemble souvent, et on partage avec les autres les fruits du travail. Deux fois par semaine, sur le « no-marché », les gens donnent leur surplus de légumes, le prix est libre, comme celui du pain ou des repas communs. Je cherche un mot pour désigner ce que j’y ai fait et qui n’était ni un travail ni un loisir. Il faudrait réinventer la langue face aux bouleversements que représenterait l’instauration d’un revenu universel et la reconnaissance du travail domestique pour nos esprits endoloris par des siècles de capitalisme.

La zone est aussi féministe. Et les femmes de la Zad ne se laissent pas marcher sur les pieds. Leurs slogans colorent les murs des lieux collectifs depuis qu’elles ont expulsé manu militari un homme plus irrespectueux que les autres. « Les femmes c’est comme les pavés. À force de leur marcher dessus, on finit par se les prendre dans la gueule », peut on lire sur les murs. Mais le plus marquant pour moi, c’est la disparition totale de l’injonction à être toujours séduisante et sous son plus beau jour en présence des autres. Le grand jeu du « je serais la plus belle » auquel les femmes sont socialisées depuis leur plus tendre enfance n’amuse plus personne ici. Et c’est un véritable soulagement. Ce poids dont je n’avais plus conscience se soulève tout à coup de mes épaules. Légère, je suis débarrassée de ces petites hontes sournoises de l’apparence physique, des poils, de ne pas être maquillée, de la forme des seins sous les débardeurs. Pour autant, les filles de la Zad sont terriblement belles, dans leurs jeans sales et leur sweat à capuche. Musclées par les travaux des champs, refusant qu’on leur assène des « Laisse-moi faire, c’est trop dur pour toi », elles respirent une confiance qui donne un poids incroyable à leur parole et un charme évident à leur allure.

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Partir ou rester

La Zad est enfin un lieu de rencontre. Les débats fusent, les idées circulent. J’avoue m’être pris une sacrée claque face à la richesse des personnalités que j’ai pu rencontrer.
Un soir, je discute avec un jeune Israélien qui avait appris le français en trois semaines. Je lui demande des détails sur son association d’aide aux Palestiniens. Il lutte contre l’usage d’armes létales dans la police de son pays. Il me parle aussi de sa sœur qu’il doit rejoindre à Jérusalem avant qu’elle ne parte en prison. Elle a refusé de faire son service militaire sans chercher à obtenir une dérogation médicale comme le font la majeure partie des autres. Sa décision n’est plus d’ordre individuelle et devient un acte politique de protestation requérant une sacrée dose d’abnégation. Innocemment il me lance « Et toi ? ». Et moi alors … « Rien » je réponds presque malgré moi. Je suis ici mais je vais repartir, poursuivre ma petite vie perso, laisser les gens se battre pour moi, retourner à la case « bowling alone ». J’aimerais rester. On m’avait prévenue, les gens viennent ici une semaine et restent une année. Quelque chose pourtant me retient de le faire. Peut-être que je ne suis pas encore mûre pour m’engager entièrement. Ou peut-être que je veux assurer mon avenir, que j’ai peur du jugement des autres, de ce qu’on pense des anarchistes, de ces marginaux qui n’ont pas « réussi leurs vies », qui sont « trop extrémistes ». Mais ici, je remets tout en perspective. Loin des clichés, les gens que j’y ai rencontré n’ont pas choisi leur marginalité par défaut. S’ils font de la désobéissance civile, c’est que ce sont de vrais animaux politiques. Trentenaires Bac+5 pour beaucoup d’entre eux, ils ont choisi cette vie car elle avait un sens : pour quoi se lève-t-on le matin ? Je pense que les zadistes savent mieux que quiconque répondre à cette question. En tout cas mieux que moi.

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Pour eux, la vie n’est pas une quête individualiste de reconnaissance, mais la construction d’un avenir commun. Reconstruire les maisons écroulées par les bulldozers de Vinci, planche après planche, jour après jour. Construire, reconstruire, alors que demain peut-être – dès octobre selon Manuel Valls – les nouveaux et les anciens habitants de la zone seront expulsés. Les projets sur le long terme se poursuivent pourtant, toujours plus aboutis, avec une foi sans faille. La zone va rester libre dans les esprits. « Maintenant, on pourra plus être indifférentes lorsqu’on entendra parler de la ZAD » me dit ma compagne de voyage. Et c’est vrai. Maintenant, nous savons que ce n’est pas seulement de vieilles fermes que les bulldozers détruiront, mais le dôme façonné par nos mains malhabiles, tous les lieux peuplés de souvenirs communs et l’avenir libre des « copains, copines » zadistes.

Lorsque je dis que ce lieu est un laboratoire du futur, c’est que j’espère au fond de moi que le progrès humain nous conduira dans cette direction : un monde plus libre, où nous partagerons les ressources de manière plus équitable, où les citoyens auront le droit de participer activement aux décisions politiques, où les femmes seront émancipées, où les espèces naturelles seront respectées. Mais demain peut-être aussi celui de « l’aéroport et son monde », ce monde capitaliste nous conduisant irrévocablement à plus d’inégalités, à la destruction de la nature et de nos libertés. On peut toujours continuer dans ce sens. On peut se dire que l’hétérotopie de Notre-Dame-des-Landes doit rester ce qu’elle est. Un lieu à la marge. Pourtant je continue de croire que les marginaux d’aujourd’hui sont les visionnaires de demain.

Sources :

Robert Putnam, Bowling Alone : America’s Declining Social Capital (1995) a pour thèse la disparition de la société civile dans les sociétés occidentales :

« Many students of the new democracies that have emerged over the past decade and a half have emphasized the importance of a strong and active civil society to the consolidation of democracy. Especially with regard to the postcommunist countries, scholars and democratic activists alike have lamented the absence or obliteraction of traditions of independent civic engagement and a widespread tendency toward passive reliance on the state. To those concerned with the weakness of civil societies in the developing or postcommunist world, the advanced Western democraties and above all the United States have typically been taken as models to be emulated. There is strinking evidence, however, that the vibrancy of American civil society has notably declined over the past several decades. »

« Des espaces autres », extraits de Dits et Ecrits de Foucault (1967)

« Plus Bure sera la chute », le projet de Bure illustré (BD)

Crédits photos :

Image de Une – Europe 1

Autres photos – Zad de Notre-Dame-des-Landes

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