Nuit Debout - Tumblr Scarlet La culture des idées

Bienvenue en Postcolonie

« Entre moi et l’autre monde, il reste encore une question sans réponses :… Qu’est ce que cela fait d’être un problème ?… On sent toujours sa dualité, une américaine, une nègre ; deux âmes, deux pensées, deux efforts irréconciliés ; deux idéaux opposés dans un corps noir dont seule sa force opiniâtre l’empêche d’être déchiré… Il n’africaniserait pas l’Amérique car l’Amérique a trop à enseigner au monde et à l’Afrique. Il ne décolorerait pas son âme noire dans un déluge d’américanisme blanc car il sait que le sang nègre a un message pour le monde. Il souhaite simplement qu’il soit possible pour un homme d’être à la fois nègre et américain sans être maudit et rejeté par ses collègues, sans voir les portes de l’Opportunité se refermer violemment sur son visage. », W.E.B Du Bois.

Nouveau voyage, riche en découvertes intellectuelles, en rupture avec mes schèmes de perception classiques : j’entre en Postcolonie. Les études post-coloniales pensent le monde contemporain comme un espace d’enchevêtrement entre les anciennes puissances coloniales et les anciens territoires colonisés. Penser l’enchevêtrement pour ne pas être déchiré – au niveau individuel mais aussi collectif – entre des identités multiples, « être à la fois nègre et Américain » comme le demande Du Bois. La Postcolonie condamne l’impérialisme de la pensée occidentale, incapable de penser la pluralité des cultures et leur interpénétration. A travers ces études m’apparaît la promesse d’un nouvel horizon démocratique. Un horizon où pourraient se rejoindre les différents mouvements de revendication des minorités dominées : les minorités de genre, les minorités raciales, les minorités sexuelles, les minorités religieuses. Ce terme de minorité n’a pas ici un sens numérique mais celui de différence avec la norme qui se pense universelle : l’homme occidental blanc et chrétien, cet homme dont le nom même évoque dans les consciences l’oppression patriarcale et coloniale dont ont souffert tous les autres. Les opprimés s’uniraient tous dans leur opposition à la norme et constitueraient la nouvelle majorité, cette fois numérique. Mais ceci suppose entre temps d’oublier que certaines femmes occidentales ont cautionné la colonisation, que certains hommes des pays colonisés ont cautionné le patriarcat. Dans l’intersectionnalité des oppressions, la complexité s’installe.

Alors essayons de faire abstraction de ce problème, et disons que toutes les anciennes minorités constituant désormais la nouvelle majorité, toutes rassemblées Place de la République pour une séance de free hugs, vont inventer la démocratie de demain. Un ennemi commun : ce grand Capitalisme/ Patriarcat/ Occident dont l’Opus Dei tire les ficelles. Mais à discuter comme ça entre postcoloniaux, un nouveau problème nous apparaît : nous ne sommes pas d’accord entre nous.

La fausse solution proposée est la suivante : chacun dans notre coin, on essaie d’être d’accord avec nous-même et puis on est bien tolérant envers les autres en prônant la laïcité, la liberté et même le droit de se soumettre à la domination tant qu’on se l’est imposé soi-même. Les prostituées, les femmes voilées, les polygames, les intégristes, ils font bien ce qu’ils veulent – même si ça nous heurte un peu – TOLERANCE… Après tout, les femmes féministes à Nuit Debout ont tout compris, elles créent des safe place, des réunions non-mixtes, comme ça même si les hommes ne sont pas d’accord, au moins ils ne peuvent pas leur dire en face, puisqu’ils ne peuvent pas venir à leur réunion. Et là, le spectre tant redouté par la politique assimilationniste française pointe le bout de son nez… Le communautarisme, le relativisme de la pensée – que dis-je – le sectarisme. Pourquoi la loi, pourquoi la démocratie, pourquoi la communauté, pourquoi l’intégration, pourquoi ne vivrions-nous pas plutôt tous derrière nos machines, chacun dans notre coin, et surtout, surtout, sans chercher à nous convaincre les uns les autres ?

Bien sûr, j’exagère… Mais je pense tout de même que le nouvel horizon de la démocratie doit se construire ensemble, et la promesse offerte par la Postcolonie ne doit pas être le relativisme et le communautarisme. Bannir l’universalisme occidental honni signifie-t-il bannir toute recherche d’un horizon commun ? Je ne pense pas. Je pense que la Postcolonie peut nous promettre autre chose, une véritable refondation de la démocratie.

Traduire nos singularités pour dévoiler la compréhension universelle

A ce qui m’apparaissait comme un dilemme insurmontable entre tolérance et cohésion sociale, j’ai trouvé un début de réponse chez les penseurs de l’Afrique : Souleymane Bachir Diagne dit notamment que l’homme nouveau doit être bilingue, capable de passer d’une langue à l’autre, capable de voir à partir de plusieurs perspectives. Les prétentions à l’universalité de la République Française et de la langue impériale doivent être remise en cause. Mais ce n’est pas l’universalisme  – qui seul nous permet d’échanger et de nous comprendre – qui doit l’être. Si certaines particularités linguistiques sont intraduisibles, que la traduction soit possible montre bien que nous pensons tous sur fond d’universalité. Pour Souleymane Bachir Diagne, il ne faut pas penser relativement les langues mais penser de langue à langue, par la traduction.

Cette idée d’une pensée de la traduction nous invite à réévaluer l’opposition entre la pluralité et l’universalité. Achille Mbembe, grand penseur français de la Postcolonie, décentre le dilemme dans son essai sur l’Afrique décolonisée, Sortir de la grande nuit : « Il s’agit non point de l’opposition entre universalisme et communautarisme (comme tend généralement à le penser l’orthodoxie) mais entre universalisme et cosmopolitisme (l’idée d’un monde commun, d’une commune humanité, d’une histoire et d’un avenir que l’on peut s’offrir en partage). Et c’est la réticence à transformer ce passé commun en histoire partagée qui explique l’impuissance de la France à penser la postcolonie. »

Croquis Assemblée générale Nuit Debout - Tumblr

D’une pensée du partage à une démocratie sociale

Comment penser la démocratie cosmopolite ? Ce serait une démocratie qui se penserait comme un universalisme horizontal et non pas vertical (ou impérial), une démocratie participative, plurielle, négociatrice plutôt qu’injonctive. Plurielle certes, mais la même démocratie pour tous. L’idée de partage fait toute la richesse de la pensée de Mbembe : certes, les minorités doivent être reconnues dans leur différence. Mais cette différenciation de la société ne doit pas se faire au détriment d’une recherche d’égalité sociale, d’un partage des richesses pour un monde commun, monde partagé. Dans mon esprit – certes simplificateur – l’inégalité sociale de départ qui se creuse aujourd’hui me semble à l’origine de toutes les autres inégalités. C’est parce que la pauvreté empêche d’accéder à l’éducation qu’elle est un obstacle insurmontable à la réalisation de ses rêves. Sa correction provoquerait un cercle vertueux puisqu’en donnant aux hommes les capacités monétaires de mieux vivre, on leur donnerait aussi le pouvoir de s’exprimer et d’être reconnus. Navrée de me montrer aussi pragmatique, mais la démocratie véritable est à mon sens nécessairement une démocratie sociale. Interrogée sur la rareté des femmes écrivains comparativement à leurs homologues masculins, Woolf répondait déjà en son temps que les inégalités monétaires entre les sexes en était la raison :

« If only Mrs Seton and her mother and her mother before her had learnt the great art of making money and had left their money, like their fathers and their grandfathers before them, to found fellowships and lectureships and prizes and scholarships appropriated to the use of their own sex, we might have dined very tolerably up here alone off a bird and a bottle of wine; we might have looked forward without undue confidence to a pleasant and honourable lifetime spent in the shelter of one of the liberally endowed professions. We might have been exploring or writing; mooning about the venerable places of the earth; sitting contemplative on the steps of the Parthenon, or going at ten to an office and coming home comfortably at half-past four to write a little poetry. »

De la liberté de penser à la possibilité de convaincre

Cette rencontre, ce partage sous l’arbre à Palabre de la Postcolonie, ce droit de discuter, d’exprimer des opinions divergentes, est au principe même du libéralisme politique théorisé par John Stuart Mill. Mais une question subsiste encore. Est-ce que cela rend impossible la tension vers une vérité et un bien qui seraient, disons-le, universels ?

Mill dans De La Liberté écrit : « Le jugement d’un homme s’avère-t-il digne de confiance, c’est qu’il a su demeurer ouvert aux critiques sur ses opinions et sa conduite ; c’est qu’il a pris l’habitude d’écouter tout ce qu’on disait contre lui, d’en profiter autant qu’il était nécessaire et de s’exposer à lui même – et parfois aux autre – la fausseté de ce qui était faux : c’est qu’il a senti que la seule façon pour un homme d’accéder à la connaissance exhaustive d’un sujet est d’écouter ce qu’en disent des personnes d’opinions variées et comment l’envisagent différentes formes d’esprit. Jamais homme sage n’acquit sa sagesse autrement ; et la nature de l’intelligence humaine est telle qu’elle ne peut l’acquérir autrement. »

L’approche post-coloniale prolonge la liberté d’expression si chère à Mill et premier amendement de la Constitution Américaine. Mais cette liberté suppose d’accepter de se confronter à ce qui nous heurte, à ce qui nous remet en cause. Le véritable partage réside selon moi dans la confrontation des idées et non pas dans une soit-disante tolérance qui, par peur du conflit, refuse de débattre. Martha Nussbaum, philosophe féministe et universaliste, relève les contradictions internes d’un relativisme qui prétend garantir la tolérance.

« Beaucoup de gens, surtout les étudiants, confondent relativisme et tolérance envers la diversité, et trouvent le relativisme attrayant au motif qu’il se montre respectueux envers les façon d’être des autres. Mais, bien sûr, il n’en est rien. La plupart des cultures ont fait preuve d’une très grande intolérance envers la diversité au cours des âges, au moins autant que de respect de la diversité. En laissant à chaque tradition le dernier mot, nous nous privons nous-mêmes d’une autre règles générale de tolérance ou de respect qui nous aiderait à limiter l’intolérance que manifestent les cultures. Une fois que nous l’avons compris, notre intérêt à être relativise devrait rapidement faiblir. (…) Le relativisme normatif se détruit lui-même : car, en nous demandant de nous référer à des normes locales, il nous demande de nous référer à des normes qui, dans la plupart des cas, sont fortement non relativistes. La plupart des traditions locales se considèrent comme vraies de façon absolue, pas de façon relative. Ainsi, en nous demandant de suivre les coutumes locales, le relativisme nous demande de ne pas adhérer au relativisme. »

Pour gloser, pratiquer le relativisme normatif est contradictoire : nous acceptons les pratiques non respectueuses des droits des femmes de culture qui prétendent posséder la vérité absolue et qui se montrent intolérantes et fanatiques. Au contraire pour Nussbaum, « un féminisme universaliste n’est pas obligé d’être insensible à la différence, il n’est pas non plus nécessairement impérialiste ».

Aint I A Woman - Bell Hooks

L’Universalisme contre l’Occidentalisation

Mais alors comment réconcilier la recherche de l’universalisme et l’approche post-coloniale ?

Si l’universalisme est remis en cause, c’est qu’il est revendiqué par la culture occidentale et par des penseurs principalement occidentaux. Mais les valeurs défendues par les féministes universalistes comme Nussbaum ne sont pas des valeurs occidentales mais des valeurs universellement partagées : « la dignité de la personne, l’intégrité physique, les droits politiques et les libertés élémentaires, les possibilités élémentaires ».

Pour répondre à la critique d’occidentalisation, Nussbaum cite Uma Narayan, philosophe féministe indienne : « Une des choses que je tiens à dire à tous ceux qui voudraient rejeter mes critiques féministes à l’égard de ma culture, en prenant pour cible mon « occidentalisation », c’est que la souffrance de ma mère a aussi frémi entre les pages de tous ces livres que j’ai lus et qui constituent en partie mon « occidentalisation », et s’est glissée dans toutes les valises que j’ai pu préparer dans mes nombreux exils ».

Il n’est plus question d’imposer une vision occidentale du monde mais de rechercher ce dénominateur commun de l’humanité, la dignité, la liberté, la justice. Nous devons le rechercher ensemble, dans la pluralité de nos pensées, non pas séparément les uns des autres. C’est seulement dans cette « exposition » à la variété, comme le notait Mill, que se forgera une véritable sagesse, une « compréhension exhaustive ».

Mbembe n’associe d’ailleurs pas rejet de l’occident et post-colonie : « la pensée post-coloniale n’est pas une pensée anti-européenne. Elle est au contraire fille de la rencontre entre l’Europe et les mondes dont elle fit autrefois ses lointaines possessions ». Mais il précise ensuite : « Elle appelle l’Europe à vivre de façon responsable ce qu’elle dit être ses origines, son avenir et sa promesse ».

De mon point de vue, le post-colonialisme de Mbembe et l’universalisme de Nussbaum sont réconciliables. Leur distinction peut même être contestée et personnellement je ne la perçois pas clairement. Mbembe nous invite à faire entrer la diversité humaine dans une humanité cosmopolite commune. Nussbaum veut promouvoir « des normes transculturelles de justice, d’égalité, et de droits qui soient sensibles à la spécificité locale et aux nombreuses façons dont les situations influencent non seulement les choix, mais aussi les croyances et les préférences ».

Le partage est alors partage du pouvoir culturel, politique et économique – démocratique en somme. Loin de dresser les communautés les unes contre les autres, la Postcolonie doit être véritablement cosmopolite – à la fois universelle et plurielle – en ce qu’elle pense la rencontre entre les communautés, leur enchevêtrement dans un espace commun, un espace « créolisé ». Nous ne devons plus penser les identités dans leur opposition mais dans leur relation. Homme riche, blanc, occidental, chrétien, je te souhaite donc à toi aussi la bienvenue en Postcolonie.

Un dernière citation – food for thought – du penseur du « Tout monde » Edouard Glissant :

« Les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l’homme contemporain engagé dans un monde-chaos et vivant dans des sociétés créolisées. L’Identité-relation, ou l' »identité-rhizome » comme l’appelait Gilles Deleuze, semble plus adaptée à la situation. C’est difficile à admettre, cela nous remplit de craintes de remettre en cause l’unité de notre identité, le noyau dur et sans faille de notre personne, une identité refermée sur elle-même, craignant l’étrangeté, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une tribu, un clan, une entité bien définie à laquelle on s’identifie. Mais nous devons changer notre point de vue sur les identités, comme sur notre relation à l’autre.
Nous devons construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation. C’est une expérience très intéressante, car on se croit généralement autorisé à parler à l’autre du point de vue d’une identité fixe. Bien définie. Pure. Atavique. Maintenant, c’est impossible, même pour les anciens colonisés qui tentent de se raccrocher à leur passé ou leur ethnie. Et cela nous remplit de craintes et de tremblements de parler sans certitude, mais nous enrichit considérablement. »

Marie-Lou.

Crédits images :

Nuit Debout – Tumblr

Ain’t I A Woman, Bell Hooks

Sources :

Souleymane Bachir Diagne – « Penser l’Afrique », Conférence au Collège de France, 2016
W.E.B Du Bois – « Strivings of the Negro People », 1897
Edouard Glissant – Entretien Le Monde, 2011
Achille Mbembe – Sortir de la grande nuit : Essai sur l’Afrique décolonisée, 2010
Martha Nussbaum – Femmes et développement humain : L’approche des capabilités, 2008
John Stuart Mill – De la Liberté, 1859

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